Chambre à tiroir pour daguerréotype
vue par José-Alain Sahel
L'invention de la photogravure par Niepce et Daguerre a été saluée en 1839 par Arago en des termes que l'usage a largement validés : « Quand des observateurs appliquent un nouvel instrument à l'étude de la nature, ce qu'ils en ont espéré est toujours peu de chose relativement à la succession de découvertes dont l'instrument devient l'origine ». Pouvoir revenir sur ces si délicates répliques du réel a ainsi offert du temps à l'analyse pour découvrir ce que l'œil n'avait pas perçu, mais aussi nourri une illusion commune. Capturées initialement en plusieurs minutes, elles ont paru défier le passage du temps. Les premières longues poses ont représenté une transition avec le paysage ou le portrait peints.
Désir passionné de rapprocher les choses de soi…
Pour Walter Benjamin, « la procédure elle-même enseignait au modèle à vivre au cœur du moment plutôt qu'en son extérieur ». Pourtant, à la faveur des développements de la photographie instantanée, entre le carpe diem du sage et les milliards d'instants indécis que croient capturer nos contemporains, une déception s'est installée puis approfondie, née d'un malentendu. Walter Benjamin décrivait le « désir passionné de rapprocher les choses de soi… comme pour compenser l'unicité de chaque situation en la reproduisant ». Or, figer le réel en un plan ou une séquence (avec l'avènement du cinéma), le précipite dans le passé, beaucoup plus vite que notre mémoire ne peut l'oublier.
Est-ce ainsi que les regards vivent ?
Il suffit de revoir ces clichés pour ressentir les pertes qu'ils objectivent. Ce que nous croyons saisir n'existe que comme une trace que seul le souvenir rattache à ce qui fut. Est-ce ainsi que les regards vivent ? Aucune technique ne peut les remplacer ni la perception, l'expérience, la mémoire, voire l'aura benjaminienne. L'œil n'est pas une caméra qui focaliserait et capterait des images, mais le segment initial, accessible, du système visuel, partie intégrante du cerveau. Étrangers au désir de figer l'instant, œil et cerveau ne répondent qu'au changement en ignorant l'immobile. Ils vivent sans que le passage du temps court, qui rythme les fréquences envoyées au cerveau, constitue une menace. Une scène fixe ne stimule même pas nos rétines, qui ne détectent que l'avénement du mouvement, du contraste et ne « vivent » que dans et de l'éphémère. Sagesse ou ignorance de la « lente dégradation du vivant » ? Simple efficacité de l'adaptation au flux des représentations du monde et des êtres, et capacité inépuisable de détecter avec sensibilité et précision ce qui nous advient. Michel Foucault écrivait que « l'œil, qui a parenté avec la lumière, ne supporte que son présent. Ce qui permet à l'homme de renouer avec l'enfance et de rejoindre la permanente naissance de la vérité, c'est cette naïveté claire, distante, ouverte du regard ». Ce que nous enseigne le rythme de l'œil vivant a des applications nouvelles. Pour restituer à des rétines altérées une capacité de coder une partie des informations perdues, des équipes de l'Institut de la vision conçoivent des caméras qui, fonctionnant comme la rétine, réagissent sans délai, point par point, aux changements.
Le souffle de l’instant fugace…
« Événementielles », elles équiperont de nouveaux systèmes palliatifs. Rendant à la rétine des éléments de son langage naturel, elles ne cherchent pas à figer le réel, mais se nourrissent du flux changeant de l'expérience visuelle. Biomimétiques, ou bioinspirées, elles démontreront qu'on voit mieux en sentant le souffle de l'instant fugace qu'en le saisissant dans la dure illusion de la durée.
L'auteur
José-Alain Sahel
Professeur à l'université Pierre et Marie Curie, directeur de l'Institut de la vision (Inserm, UPMC, CNRS), chef de service CHNO des Quinze-Vingts et Fondation ophtalmologique Adolphe-de-Rothschild.
Membre de l'Académie des sciences
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