Supercalculateur Cray-2
vu par Josef Schovanec

De tous les objets créés par le progrès scientifique et technique, les ordinateurs ne sont pas comme les autres. Ils sont probablement ceux qui, d’une bien déroutante manière, nous ressemblent le plus. Ceux qui, de ce fait, nous laissent les moins indifférents. Ceux dont l’histoire de la conception relate quelques-unes des plus singulières anecdotes humaines, dont pourtant les annales des inventeurs sont pleines.
Le Cray-2, discret cylindre d’environ un mètre de haut comme de côté, d’apparence moins pittoresque que les gigantesques meubles qui faisaient office d’ordinateur vingt ou trente ans avant lui, le cœur bien dissimulé, est un cas d’école à tout égard.

Un excentrique qui passait pour asocial…

Le Cray-2 est avant tout l’histoire d’une lutte folle menée par un excentrique, Seymour Cray, contre les limitations technologiques de son époque et les obstacles sociaux à l’innovation, qui sont, quant à eux, de tout temps. Un excentrique dont nous disons aujourd’hui qu’il avait plusieurs décennies d’avance, mais dont ses contemporains pensaient qu’il se situait, dans la version la plus diplomatique de leurs jugements, à l’extrême limite du crédible. Un excentrique qui passait pour asocial, obsédé par la perspective de se perdre dans les méandres des bureaucraties et du management d’entreprise, n’hésitant à claquer la porte dès lors qu’il se sentait entravé, c’est-à-dire souvent. Un excentrique enfin qui avait ses convictions, et les tirait de sources d’inspiration bien différentes de celles que l’on préconise dans les cours de sciences : ne dit-on pas qu’il consacrait son temps libre à creuser un tunnel sous sa propriété et y entrait en communication avec des elfes ?
Et pourtant. Comme souvent avec les grands inventeurs, ce qui était fantaisie voire caprice arbitraire d’un individu marginal est devenu l’évidence pour tous. La structure du Cray-2 est à présent celle des ordinateurs en général. Mieux, on pourrait affirmer que le Cray-2 était le premier ordinateur moderne au sens que l’on donne banalement au terme, à savoir un ordinateur ayant des performances du même ordre de grandeur que les nôtres, tout en ayant une architecture autrement plus compacte et astucieusement pensée que les géants aux pieds d’argile qui l’avaient précédé.

Le véritable futur était écrit par ceux qui ne craignent pas d’être à la marge…

Le « superordinateur » était, en vérité, un ordinateur avec un peu d’avance. N’est-ce pas là une double leçon sur la normalité et le progrès, tant du point de vue de la machine que de l’être humain nécessairement derrière ? Le qualificatif admiratif « super », qui était plus vraisemblablement remplacé par l’injure « fou » tant que le projet n’avait pas fait ses preuves, n’était que la norme de l’avenir. Ce pourrait bien être la plus grande des réussites de Seymour Cray : montrer que, au-delà des circuits électroniques qu’il savait si bien agencer pour l’avenir, le véritable futur était écrit par ceux qui ne craignent pas d’être à la marge.
Schématiquement résumé, les multiples tentatives de créer une intelligence artificielle visent à appliquer, selon des procédures aussi diverses que ne le sont les chercheurs eux-mêmes, le modèle du cerveau humain à des composants électroniques. Le cas du Cray-2 inverse d’une certaine manière la donne : c’est l’ordinateur qui donne une leçon d’humanisme. Montre que le progrès, loin d’être déterminé dans ses modalités, loin d’être le produit d’une force occulte vaguement kuhnienne, résulte directement de l’action humaine, dans ce qu’elle a d’imprévisible et d’heureusement arbitraire.

C'est l'ordinateur qui donne un leçon d'humanisme…

Différents chercheurs ont voulu ces dernières années voir dans l’ordinateur une version contemporaine de la légende du Golem, ce produit humain dénué de raison humaine. Certains, avec par exemple le prophète Ray Kurzweil, ont étendu l’analogie à ses aspects menaçants, quand le Golem prend le pouvoir. À mon sens, l’histoire que conte le Cray-2 est à la fois plus simple et plus émouvante : celle d’un être humain qui croyait à ses idées. Et qui était prêt à les réaliser. En vérité, c’est une histoire bien humaine que l’ordinateur, derrière ses circuits, nous conte.